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— On n’est plus à l’abri de rien par les temps qui courent… J’ai plus d’un confrère qui s’est retrouvé la gorge tranchée par des bandits. Ça ne vous fait pas peur de voyager de nuit, vous ?
Debout, les mains tendues au-dessus des flammes du brasero, les trois fugitifs supportaient les plaintes du tenancier qui s’agitait autour d’eux, versant du vin dans des gobelets, découpant une saucisse sèche ou une tranche de pain.
— Enfin, soupira-t-il. On est en été, on n’a pas à craindre les loups. L’hiver dernier a été si rude que des meutes sont descendues sur les villages. Les bêtes crevaient de faim elles aussi. On a mangé du loup, ils avaient mangé de l’homme. Dieu nous pardonne !
Il fit un signe de croix rapide, posa des gamelles sur une table éclairée d’une chandelle. Ils s’assirent. Leurs vêtements humides dégageaient une odeur de laine mouillée, de cuir et de cheval.
— L’été, reprit l’homme intarissable, pas de loups, non. Juste des Saxons !
Il rit de sa plaisanterie.
— Tenez. Ragoût de bison. Vous avez de la chance, mon fils est le meilleur des chasseurs. Dommage que son emploi à la milice lui prenne trop de temps.
Les voyageurs échangèrent un coup d’œil inquiet.
— Qu’est-ce que je disais ? Ah oui, des Saxons. Regardez ces murs. J’ai reconstruit moi-même. Il y avait un village ici, autrefois. Les Bretons qui nous protégeaient sont partis. Alors les Loups des Mers sont revenus. Ma famille s’est sauvée. Les autres ont été massacrés.
— C’est délicieux, remarqua Aneurin qui voulait changer de sujet.
Mais l’aubergiste continua :
— Mon père, il disait que pour les Saxons, un naufrage, c’est de l’entraînement. Seul le roi Ambrosius vient à bout de cette vermine. Hélas, il passe trop de temps en Bretagne. Pas assez ici, en Armorique. Et vous allez où comme ça ?
— Abrinca[43], dit Aneurin.
— Hum… Encore quelques milles. Bon, je vous laisse manger. Le dortoir est à l’étage. Il me reste des lits, vous avez de la chance !
Ils achevèrent leur repas en silence. Azilis se leva avant ses compagnons.
— Je vais me coucher. À demain.
Aneurin la regarda quitter la salle puis reporta son attention sur Kian. Son visage était morne et figé, ses yeux obstinément baissés. Des cernes bleutés trahissaient sa fatigue, un léger tremblement de la main aussi.
Le barde, grâce à sa sensibilité aiguë, devinait que Kian souffrait, qu’il souffrait à cause d’Azilis, qu’il souffrait d’autant plus qu’il était seul et ne pouvait confier ses sentiments à quiconque. Comment l’aider à exprimer ses émotions ? Aneurin ressentait pour l’ex-esclave une sympathie qu’il aurait voulu lui communiquer. Mais comment franchir cet impénétrable mur de silence ?
Ce fut Kian qui parla le premier :
— Merci, Aneurin. J’aurais dû te le dire plus tôt.
— Merci pour quoi ? s’étonna Aneurin.
— Tu m’as sauvé la vie, à l’auberge. Quand tu as tué le milicien qui nous attendait au bas de l’escalier.
Aneurin lui sourit, tête penchée, dans un effort à demi conscient pour le charmer. Il lança d’un ton léger :
— Ce sont des choses qui se font, entre frères d’armes, non ?
Kian eut un bref sourire et acquiesça :
— Il paraît.
Aneurin s’engouffra dans la brèche :
— Et on peut se confier pas mal de secrets entre frères d’armes.
Kian leva un sourcil interrogateur. Aneurin reprit :
— Que s’est-il passé chez Camulus ?
Kian se figea. Aneurin posa la main sur le poignet du jeune homme avec l’espoir que ce contact l’aiderait à se confier.
— Tu l’aimes. Je le sais. Je l’ai su la première fois où je vous ai vus ensemble.
Kian tressaillit. Aneurin reprit, accentuant la douceur de sa voix chaude qu’il savait si envoûtante :
— Tu as tort de tout garder pour toi. Je ne vais pas te juger. Je veux t’aider, crois-moi.
Kian le regarda du coin de l’œil en se mordant les lèvres. Aneurin le sentit sur le point de céder. Mais l’affranchi se leva brusquement et quitta la pièce en murmurant :
— Et elle est amoureuse de toi, il n’y a rien d’autre à dire.
* * *
Quelques heures plus tard, à l’aube, une petite silhouette se glissait hors de la maison de Camulus et filait à pas furtifs dans les rues détrempées de Condate. Elle gagna le forum et s’arrêta devant le poste de la milice, où un garde franc se baissa pour l’écouter, puis s’empressa de lui ouvrir. L’apprenti était poussé par la haine de son maître, plus encore que par la perspective de gagner cent solidi.